Je vous recommande chaudement la lecture du livre de Didier Eribon « retour à Reims », publié chez Fayard et ceci pour plusieurs raisons :

Tout d’abord, il illustre, avec son exemple personnel, ce que Pierre Bourdieu appelle «l’habitus clivé ». Il s’agit de ce malaise qui résulte de l’appartenance à deux mondes sociologiquement incompatibles. Né dans un milieu « très défavorisé », Didier Eribon n’a eu de cesse de s’en échapper, pour arriver à Paris et fréquenter la Sorbonne puis des grands noms comme Bourdieu ou Foucault. Ce malaise se traduit par une honte sociale par rapport à son milieu d’origine. L’auteur nous décrit les différentes stratégies qu’il a réussi à déployer pour se protéger des humiliations récurrentes de son milieu mais aussi de celui auquel il souhaitait aspirer : contrôle de soi, de ses gestes, de ses intonations de ses expressions. Son récit est d’autant plus poignant que Didier Eribon cumule à la fois une sorte d’infériorisation sociale mais aussi une infériorisation sexuelle. Il quitte sa famille pour d’abord échapper à l’homophobie paternelle. Mais, on ressent au fil des pages qu’il va vers Paris une ville plus tolérante en matière d’homophobie pour également réaliser une rupture sociale. Didier Eribon évoque au fil de ses lignes une autre figure de l’anthropologie de la honte : James Baldwin. Né à Harlem, il quitte son milieu social et son père en particulier pour se rendre à Greenwich, puis à Paris pour devenir écrivain et vivre son homosexualité. Curieusement, tous les deux ont ressenti le besoin de retourner vers leur lieu d’origine après la mort de la figure paternelle. La mère de Didier Eribon lui a dit en parlant de son père défunt : « c’est lui qui t’a nourri. Il a travaillé dur pour cela. Il n’a pas eu une vie facile ». Eribon réalise une sorte de portrait sociologique de sa famille en dressant les portraits de son père, de sa mère et de sa fratrie. Il développe ce travail dans le but de mieux s’accepter lui même. Son propos dépasse son cas particulier et il montre les difficultés des élèves des classes dominées qui sont tiraillés, écartelés d’abord entre l’école et la maison, puis des étudiants qui ne peuvent pas suivre les meilleurs cursus, qui sont souvent relégués à l’université, faute de moyens financiers, de manque d’information et de soutien familial. L’absence de contraintes familiales rendent l’assiduité à la fac et le travail autonome difficiles. Pour réussir, il faut s’exclure de son milieu social. Et cette démarche engendre beaucoup de violence intérieure. Il nous décrit cette guerre qui se mène entre les dominés et l’école qui est perçue par ces derniers comme un champ de bataille. Les enseignants souvent font de leur mieux mais ne peuvent pas grand chose contre les forces irréversibles de l’ordre social. L’instruction était réservée aux ouvriers. 50 % réussissaient le certificat d’études. On avait trop peur que la culture, réservée aux élites, ne les corrompt. Puis, ils allaient travailler, pour les hommes en tout cas. En effet, ces derniers voyaient d’un mauvais œil les femmes travailler, fréquenter des hommes, gagner plus qu’eux parfois. L’homme était atteint dans son honneur car cela montrait qu’il n’était pas en mesure de subvenir aux besoins de son foyer. De plus, la bourgeoisie assimilait la femme ouvrière travaillant avec des hommes à une traînée. Cette image était reprise par les ouvriers. Certes, le tableau dépeint à évoluer mais si peu.

Le deuxième intérêt du livre concerne son explication du glissement du vote en faveur du parti communiste et de la gauche en général vers le Front National. Il généralise son propos en passant de sa propre famille à celle du monde ouvrier dans son ensemble. Le vote des ouvriers a toujours été compliqué. Après guerre, 30 % étaient acquis au parti communiste mais plus de 30 % l’étaient aussi pour la droite classique. Cette dernière, comme le dit Gilles Deleuze, se focalise sur la rue et le pays où l’on vit, alors que la gauche s’intéresse à l’horizon, aux problèmes urgents. Par exemple, pendant longtemps, la gauche s’est intéressé au Tiers Monde, à la faim dans le monde, au sort des étrangers. En mai 1968, un slogan disait : « travailleurs français, immigrés même combat ». Mais en réalité, bon nombre des ouvriers des usines étaient et demeurent racistes. On le voit très bien dans le livre de Claire Etcherelli « Elise ou la vraie vie ». Certes, le livre se déroule dans le contexte particulier de la guerre d’Algérie, donc dans un climat de racisme aigu. Mais par la suite, on entendait souvent : «  puisqu’ils ont demandé leur indépendance, ils n’ont qu’à rentrer chez eux ». Jean-Paul Sartre montre très bien que les ouvriers sont racistes. Mais, la mobilisation, la grève, les mouvements sociaux permettent un glissement de la division raciale vers la division de classes. Pour faire simple, l’ennemi c’est le patron. L’absence de mobilisation sociale fait que l’ennemi redevient l’étranger. Or, comme aujourd’hui la gauche a abandonné la lutte des classes, la division sociale, le terme même de travailleur, ils ont l’impression qu’ils s’intéressent davantage au patron qu’au sort des ouvriers. De plus, les hommes politiques sont issus des mêmes grandes écoles, fréquentent les mêmes lieux culturels, les mêmes clubs. Les travailleurs ne se sentent plus représentés. Ils glissent donc vers le Front National Celui-ci représente le dernier recours pour défendre l’identité collective des petits, des dominés. Ils se reconnaissent dans le discours de préférence nationale, de rejet de l’étranger, de l’assisté par peur du déclassement, de la peine de mort, de la possibilité de sortir de l’école à 14 ans.

Le troisième intérêt du livre s’entend dans la description des difficultés que rencontre un jeune homosexuel issu de ce milieu très défavorisé où règnent les valeurs populaires viriles. L’athlète contre l’esthète. Le sport, la virilité contre la culture.

Si le sujet vous intéresse, vous pouvez lire des autofictions sur ce sujet : quelques livres d’Annie Ernaux « la place », « les armoires vides » et « la honte », puis d’un jeune écrivain de 20 ans Edouard Louis « en finir avec Eddy Bellegueulle », témoignage très violent au style très âpre et cru.

Pascal Broutin