WARIN, François. Le Corbusier et l’esprit du temps , et GOETZ, Benoît. Heidegger et Le Corbusier. Editions Le Portique, 2005.

La technique est un destin planétaire parce qu’elle n’est pas le fait de l’homme et qu’il n’est pas possible, s’il le fallait, de l’enrayer. [1]

LC philosophe,  H architecte : tel est l’invraisemblable chiasme qui peut bien des fois venir à l’idée. [2]

C’est un petit livre par la taille et le volume (72 pages exactement), une plaquette écrite à quatre mains ou à deux voix que séparent 30 années réunies dans une édition de qualité (la mise en page et les sobres mais suggestives illustrations de la couverture et celles qui figurent presque au milieu de l’ouvrage en témoignent) autour de « ces deux figures monstrueuses »[3]que sont le philosophe Martin Heidegger (1889-1976) et l’architecte Charles E douard Jeanneret dit Le Corbusier (1887-1965).

Le texte de François Warin, alors jeune philosophe, est une méditation dense et cependant limpide sur les raisons qui justifient une rencontre entre le penseur et le bâtisseur. C’est aussi une lumineuse réflexion qui n’a pas pris de rides mais s’est même, comme certains bons vins, encore bonifiée avec le temps sur l’état de notre civilisation éminemment marquée par le phénomène sans précédent de la technique, de sa grandeur et de ses périls. Caractérisée par une « conjonction du sublime et de l’ignoble », notre « civilisation machiniste »[4]réclame une pensée et un art de bâtir à la hauteur des enjeux indissociablement théoriques et pratiques que les figures adulées autant que honnies de Heidegger et Le Corbusier nous permettent d’affronter avec un maximum de lucidité et de fécondité. A l’écart de l’hagiographie comme de tout esprit polémique, François Warin, en faisant dialoguer ce que très improprement on appellera l’homme de pensée et l’homme de terrain, montre à quel point « la question de la technique » est celle qui concentre les plus vifs problèmes, les plus stimulantes apories de notre temps. Et ce n’est certes pas un hasard si pour se donner les moyens d’être en mesure d’éviter les facilités de la technophobie comme de son double la technophilie, il faille avoir le courage de déplaire et ainsi convoquer des esprits que notre présent obnubilé par une malsaine prudence s’évertue, dans le moins pire des cas, à éviter.

Notre époque étant à maints égards littéralement extraordinaire, seuls des individualités à l’unisson de cette singularité nous donnent une chance d’en être un peu moins les jouets ; encore faut-il saisir le kaïros, attraper cette chance quand elle se présente, ce qu’on fait à trente ans d’intervalle nos auteurs. Benoît Goetz, sans bien sûr ignorer la lancinante « question de la technique », articule davantage la rencontre « autour de la question de l’Espace et du Temps »[5] pour nous inviter à réfléchir à un problème que personne – et particulièrement celles et ceux qui s’occupent « d’espace » –  ne peut ignorer tout à fait : qu’est-ce qu’habiter ? Et comment habiter aujourd’hui ?

On recommandera donc vivement la lecture de ce petit ouvrage, et ce principalement pour deux raisons étroitement liées : d’une part, nos chers étudiants de design d’espace (et de DSAA), y trouveront des éléments parfaitement adaptés à leurs récurrentes réflexions au sujet de « l’habiter » (et bien sûr, on l’a dit, de la « technique ») ; d’autre part, ces deux textes confirment, s’il en était besoin, que la rencontre entre ce qu’on appelle les Arts Appliqués (et spécialement ici l’architecture) et la philosophie n’a rien de circonstanciel mais s’enracine dans d’antiques problématiques communes qui dépassent de loin les seules questions d’esthétique pour ouvrir sur la métaphysique avec laquelle notre temps n’a pas fini de compter[6].

Olivier Koettlitz

 


[1] F. Warin, Les carnets du Portique, p.38.

[2] B. Goetz, Id, p. 62.

[3] F. Warin, Id, p. 45.

[4] Id, p. 10. Profitons de cette occasion pour rappeler que François Warin est l’auteur de plusieurs ouvrages dont l’excellent Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, paru aux PUF en 1994 ; il a écrit aussi La passion de l’origine. Essai sur la généalogie des arts premiers et L’art parus chez Ellipses, deux livres (bientôt disponibles au CDI) dont la lecture profitera aux étudiants.

[5] B. Goetz, Id, p. 62.

[6] On recommandera aussi la lecture de la revue Le Portique dont les thèmes (par exemple : « la modernité », « la nuit », « technique et esthétique », « catastrophe(s) ») ne peuvent qu’intéresser nos étudiants, quelle que soit leur spécialité. Cette revue a eu la bonne idée de mettre en ligne gratuitement certains de ses numéros.