BRUGERE, Fabienne. L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au XVIII° siècle, Vrin, 2006. (essais d’art et de philosophie).

 

Au XVIII° siècle, en Ecosse, la discussion de cette définition de la beauté fait intervenir la convenance fonctionnelle des objets pour juger de leur beauté ; c’est dire combien cette beauté a pour contenu tout l’horizon de l’usage à l’intérieur d’une civilisation. F. Brugère, p.143.

           « Ce qui est beau est-il inutile ? » ; « Faut-il opposer le beau à l’utile ? » ou encore « Le jugement de goût est-il désintéressé ?» ; ces questions qui sont des sujets de dissertation devenus classiques sont au cœur du livre, osons l’adjectif, « passionnant » de Fabienne Brugère, spécialiste en France de  philosophie anglaise et d’esthétique. Le double mérite de son travail, particulièrement dans L’expérience de la beauté, est, d’une part, d’envisager le rapport problématique entre le beau et l’utile et, d’autre part, d’appuyer sa réflexion sur une tradition encore assez méconnue et, pour tout dire, longtemps considérée comme mineure par l’establishment universitaire français, à savoir le courant connu sous l’appellation des « Lumières écossaises » (The Scottish Enlightenment)[1]. Notre tradition continentale est en effet fortement nourrie de philosophie allemande. Plus précisément, s’agissant de la conceptualisation des questions esthétiques, la Critique de la faculté de juger de Maître Kant pèse de toute son autorité pour dissocier nettement le beau de l’agréable, isoler le jugement de goût de toute influence pragmatique et asseoir ainsi son caractère désintéressé. Or, même s’il ne peut être question de faire purement et simplement l’impasse sur ce qu’il faut bien reconnaître comme un monument de la réflexion en matière d’esthétique, on peut tout aussi légitimement recourir à une autre tradition de prime abord certes moins exaltante, peu encline aux frissons romantiques, quasiment dépourvue de jargon mais cependant fort éclairante s’il s’agit de penser le statut de productions relevant du Design ou de créations venant de cette nébuleuse qu’on appelle l’art contemporain.

 

En réhabilitant le courant empiriste écossais qui coure tout le XVIII° siècle, F. Brugère, dans une langue d’une exemplaire clarté, nous fait découvrir une autre façon,  alternative à la grande tradition métaphysique d’obédience platonicienne, de penser la beauté. Aborder celle-ci « comme utilité, c’est mettre de côté le caractère absolu ou intrinsèque de la beauté. L’utilité concerne la beauté relative ou dérivée, une beauté constituée dans des relations et intégrée dans un ensemble. »[2] Autant dire que lorsque l’Absolu recule, lorsque Dieu s’efface, son retrait libère la possibilité d’une interrogation plus anthropologique sur la beauté qui, en toute rigueur, doit se dire désormais au pluriel et s’inscrire dans une perspective chronologique et géographique, soumise aux contingences des sociétés policées, industrielles, individualistes et hédonistes.

 

Le livre de Fabienne Brugère n’est pas qu’un excellent moyen de rédiger des dissertations (même s’il est d’une aide précieuse pour ce genre d’exercice) et l’Ecosse n’est pas que le pays de la cornemuse, du fameux monstre et du meilleur whisky (même s’il est vrai qu’on en boit du très bon là-bas) ; L’expérience de la beauté, cet essai sur la banalisation du beau au XVIII° siècle, donne des clefs conceptuelles et historiques pour faire la généalogie de notre relation ordinaire avec la beauté des êtres et des choses ici et maintenant. En fréquentant les Lumières écossaises, on apprend aussi à mieux connaître des auteurs comme Hume ou Adam Smith et à en découvrir d’autres moins pratiqués sur le continent comme Cudworth, Shaftesbury, Hutcheson, Lord Kames ou Thomas Reid. Des auteurs raffinés, subtiles et profonds qui, vraiment, gagnent à être connus et reconnus.

 

Faut-il pour finir préciser que cette lecture est…indispensable ?

 

Olivier Koettlitz

 

[1] Cf. F. Brugère, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au XVIII° siècle, Vrin, 2006, p. 26 sq.

[2] Id, p. 145.