CARBONE, Mauro. Proust et les idées sensibles, Vrin, 2008. ( Matière Etrangère ).

Pour chercher à trouver le sens de nos expériences amoureuses, nous ne devons pas les isoler les unes des autres et nous concentrer sur chacune d’elles. Il faut plutôt les considérer comme autant de variations à travers lesquelles on peut saisir le thème qui les relie et qui sert ainsi de loi à la série de nos amours. M. Carbone (p. 171)

            C’est le plus souvent un réel plaisir que de lire un opus écrit par un auteur transalpin ; on y perçoit d’emblée une liberté de ton alliée à la rigueur conceptuelle qu’il n’est pas si fréquent de trouver chez nos compatriotes, comme si la publication universitaire se devait de sacrifier à un curieux impératif d’austérité qui parfois mine autant la forme que le fond. Tel n’est donc pas le cas chez Mauro Carbone, de même que chez son homologue Remo Bodei[1]. Le sujet du livre n’a pourtant rien de particulièrement léger ou divertissant, puisqu’il s’agit principalement d’un commentaire serré d’ « un passage long et très célèbre tiré de la dernière partie du premier chapitre de la Recherche de Marcel Proust, une partie dont le contenu est désormais à peu près fixé sous le titre de « Résurrection de Combray par la mémoire involontaire ».[2] De prime abord, on pourrait penser que ce thème dit de « la mémoire involontaire » chez Proust a suscité suffisamment de gloses, mais ce qui fait la particularité du travail de Mauro Carbone c’est, pour ainsi dire, les lunettes conceptuelles qu’il choisit de porter afin d’affiner sa lecture, à savoir les philosophies de Merleau-Ponty et de Deleuze eux-mêmes rompus à la lecture de l’auteur de la Recherche du temps perdu.[3] Aussi, associer ces deux auteurs a de quoi  a priori étonner ; avant d’être une faute de jugement, on pointe la faute de goût : tout semble opposer l’un des principaux représentant de la phénoménologie française à ce philosophe sans chapelle qu’était Deleuze, aussi bien le style que la façon d’envisager les problèmes, jusqu’aux problèmes eux-mêmes, il ne semble pas y avoir de commune mesure entre ces deux figures déterminantes de la philosophie du XX° siècle. Or tout l’intérêt du livre de M. Carbone vient justement de ce qu’on serait tenté d’appeler, si ce terme n’était devenu si chargé,  un rapport  « décomplexé » aux grands auteurs qui lui permet de donner à sa lecture de Proust une stimulante fécondité. Faire travailler Merleau-Ponty et Deleuze dans Proust voilà un autre signe de cette liberté, théorique cette fois, qu’on évoquait plus haut.

            Cette lecture croisée aboutit à un ouvrage d’un volume très raisonnable (202 pages, toutes références comprises) mais finalement d’une réelle densité conceptuelle. On ne peut ici qu’indiquer les notions conceptualisées par ce chiasme qui sert de grille de lecture au passage de la Recherche qu’on a rappelé : le(s) temps et la (les) mémoire(s) bien sûr, la nature, le sensible et les idées, mais aussi l’inconscient et la création artistique, l’amour et la musique. La réflexion sur le labyrinthe de la mémoire court tout le livre est demeure l’une des pistes les plus intéressante de cette lecture proustienne qui montre, une fois de plus, qu’on en a jamais fini avec cette véritable matrice à plaisirs et à réflexions qu’est la Recherche du temps perdu.

            La lecture de ce travail réclame certes un peu de peine, certains passages nécessitent tout de même une sérieuse attention. C’est là le prix à payer pour dépasser une conception du temps et de la mémoire par trop simplificatrice, réductrice et, pour tout dire, stupide et fausse. Il n’y a pas d’un côté la mémoire et de l’autre l’oubli ; le passé, le présent, le futur alignés, chacun à leur place, sagement rangés. Il arrive aussi que telle « mémoire se révèle non pas opposition mais chiasme entre réminiscence et oubli, non pas alternative mais chiasme entre conservation et destruction »[4]. Même chose pour le rapport sensible/idée, si important pour tout créateur qui se veut aussi concepteur, à mi chemin ou, pour parler comme Deleuze, toujours au milieu d’une aventure de part en part à la fois conceptuelle et sensible, intellectuelle et ‘’manuelle’’ – ce qui reste le lot quotidien du designer. Ce dernier, quelle que soit sa spécialité, ne peut que se reconnaître en lisant que la mémoire involontaire « sédimente dans notre corps, en les configurant comme des idées sensibles, certaines expériences surgie à l’intérieure de notre relation opérante avec le monde. »[5]Les idées ou, pour mieux dire, les concepts revêtent toujours un aspect sensible, la différence entre les deux étant plutôt de degré que de nature. Sans abuser du mot « concept », les gens de métier savent cela, ils le vivent au jour le jour à même leur pratique.

 

            Pour finir, précisons que ce livre est paru dans la collection « Matière Etrangère » dirigée par Bruce Bégout. Quand on suit le travail de ce dernier, on n’est pas étonné de le voir ouvrir sa collection à un ouvrage comme celui de Mauro Carbone ; en effet, B. Bégout s’attache dans son œuvre à penser le quotidien, et plus généralement ce monde dans lequel nous vivons, avec là aussi une ouverture d’esprit incarnée un style qui devrait inspirer celles et ceux de nos étudiants qui s’essaient à l’écriture autant qu’à la conceptualisation. Deux de ses ouvrages sont disponibles au CDI : Zéropolis et Motels, tous deux parus aux éditions Allia, deux livres qui, pour des étudiants en arts appliqués (notamment les Design d’espaceet les DSAA), devraient être des classiques.

 

Olivier Koettlitz


[1] On pense notamment ici au remarquable Géométrie des passions paru aux PUF en 1997 ou encore au non moins remarquable La sensation du déjà vu  paru au Seuil en 2007 (bientôt disponible au CDI).

[2] Cf. Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, Vrin, 2008, collection « Matière Etrangère », p. 7.

[3] Rappelons que Gilles Deleuze a consacré un ouvrage assez court et, comme souvent avec Deleuze, ‘’décapant’’ à Proust intitulé Proust et les signes, paru aux PUF, rééd. 1996. Le rapport de Merleau-Ponty à Proust est notamment présent dans Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, pp. 196-197.

[4] M. Carbone, Op. cit, p. 79.

[5] Ibid.