Dans le numéro 227 de septembre 2015, la revue Etapes s’intéresse au thème de la « conscience citoyenne ». Dans leur éditorial, Caroline Bouige et Isabelle Moisy font référence à André Gorz. Elles le citent à plusieurs reprises : « consommer plus et vivre mal, gagner plus et vivre moins bien, voilà à quoi se réduit la productivité poussée jusqu’à l’absurde que prône le modèle capitaliste ». Dans un deuxième extrait, elles évoquent son regard par rapport à la publicité qui génère des «besoins de consommation qui, faute d’être satisfaits deviennent plus obsédants que la pauvreté ». Ce numéro s’inscrit dans l’organisation de la COP 21, conférence de Paris 2015 sur le climat et étudie comment les causes humanitaires utilisent les stratégies de communication « capitalistes » pour convaincre l’opinion publique.
De notre côté, cette publication nous donne l’occasion de rendre hommage à la figure d’André Gorz, mort en 2007. Commençons par cette exorde adressée à sa femme qui l’a rendu célèbre : « tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de 6 centimètres, tu ne pèses que 46 kilos et tu es toujours belle et gracieuse et désirable. Cela fait 58 ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien ».
Mais, André Gorz nous intéresse d’abord et surtout par son engagement dans l’écologie politique. Il encourage les prises de position non conformistes et contestataires et les déploient dans la presse en tant que journaliste. Dès 1972, il remet en cause le mythe de la croissance. Pour lui, la croissance ne peut être infinie, les ressources sont rares, il faut les économiser. De plus, toute source d’énergie est polluante. Il faut se demander comment nous en sommes arrivés au nous en sommes par rapport aux modes de production. Pour Gorz, la logique de l’économie capitaliste vise à rentabiliser au maximum les capitaux. En conséquence, elle encourage l’augmentation de la consommation individuelle. Mais à y regarder de plus près, le problème réside dans le fait qu’une croissance de la consommation n’est pas synonyme d’une augmentation du bien être ou du bonheur. Pour Gorz, le lien entre le plus et le mieux est dorénavant rompu. On consomme plus mais on vit plus mal. Le taux de croissance de la frustration est supérieur à celui de la croissance économique
Il propose de réorienter le système économique en maximisant la valeur d’usage, la durée des produits, au détriment de la valeur d’échange (ce que ça rapporte). L’auteur propose une reconversion écologique qui consiste à avoir moins mais de meilleure qualité, de consommer moins en vivant mieux. Cette politique écologique s’apparente à une politique anti capitaliste : moins consommer , moins produire, moins travailler, moins échanger. On consomme moins mais on vit mieux. On consomme et on travaille autrement. Cette politique écologique améliore les rapports de l’homme à la nature, à lui même et aux autres.
Malheureusement, cette prise de conscience est longue à pénétrer les esprits des concitoyens et des hommes politiques car cette politique écologique est systémique et s’entend sur le long terme. Or, pour se faire réélire, les politiques ne pensent qu’à court terme et n’adoptent pas des visions globales de la vie de la cité et de la planète, mondialisation oblige. En effet, on assiste à la disparition des théories, des grands systèmes. Mis à part quelques chercheurs comme Edgard Morin, rares sont les penseurs, les chercheurs qui embrassent le tout. Le savoir devient atomisé, décomposé. Chaque pan du savoir est technicisé et devient incompréhensible pour le commun des mortels. Les experts règnent en maîtres avec cette devise « consultez et payez ». L’intuition est dévalorisée et tout citoyen est dépossédé de son vécu et de son rapport intuitif au monde. Ne faites plus confiance en vous même. Pour plus vendre, les capitalistes veulent prendre en charge le vécu des gens et multiplient les services en tout genre, les commerces, les plats tout faits… Pas pour vous soulager, mais, d’abord, pour faire plus de profit. La technologie vous persuade de votre incompétence. Pour Gorz, il faut réorienter le progrès technologique et non l’arrêter. Il doit viser non pas à rendre les citoyens dépendants mais plutôt à développer leur autonomie par rapport aux contraintes techniques. Il faudrait arriver à des modes de production contrôlables par les producteurs et les citoyens. Gorz préconise le développement des débats entre experts et consommateurs. Les populations devraient aussi se réapproprier leur vie, leur lieu de vie et le soumettre à leurs propres décisions.
Par rapport au travail, André Gorz adopte à nouveau une position éloignée du discours ambiant. Pour lui, on assiste à la fin d’une certaine image du travail. Le temps de travail productif global diminue ainsi que celui de chaque actif. Dans les années 40-50, on travaillait 3000 heures, aujourd’hui 1600, demain 1000. La norme du plein temps va disparaître et le chômage ne sera plus une catastrophe. Aujourd’hui, l’inégalité sociale demeure l’inégalité d’accès à un travail stable, intéressant, bien rémunéré. La tendance actuelle est de créer de l’emploi pour l’emploi, pour occuper les citoyens. Cette position est absurde pour Gorz car on mesure la richesse par le temps disponible. Pour produire tel produit, il fallait 10h, aujourd’hui, on a besoin de 4h. Le but de notre civilisation n’est pas de satisfaire des besoins réels ou imaginaires avec le plus grand flux de circulation de matières et de services, mais peut être celui de rendre les hommes plus heureux, solidaires et responsables. Cette question est occultée par le désir d’avoir un emploi à tout prix. On ne se pose plus la question de la finalité de l’emploi pourvu qu’on est un emploi, qu’on crée des emplois. L’industrialisation, la création d’emploi à tout prix tire son origine dans la volonté de réduire les capacités d’autoproduction des citoyens : garde d’enfants, les plats cuisinés, la livraison des courses à domicile, les robots ménage… On ne fait plus son pain, ses vêtements, sa maison comme il y a un siècle. Le travail s’est spécialisé, rationalisé. On produit plus vite et mieux en moins de temps. Chacun peut avec son salaire acheter plus de gain de temps. Mais, le gros problème de la société capitaliste c’est qu’elle ne sait pas répartir le surcroît de richesses, elle ne sait pas répartir les économies de temps de travail. Le fossé entre les riches et les pauvres se creuse ; on incite les gens à travailler plus (remise en cause des 35h , report de l’âge du départ à la retraite), alors que des personnes sont laissées de côté ou placées dans des emplois subalternes, mal payés . De plus, tout service devient marchand. La solidarité tend à disparaître tout comme le volontariat. Gorz proposait la mise en place de coopérative de parents pour faire des gardes alternées d’enfants, la prise en charge des personnes âgées non valides par des personnes âgées valides. On rendrait un peu de pouvoir aux gens sur leur vie tout en leur redonnant des responsabilités valorisantes et en retissant du lien social.
Utopie ?
Pascal Broutin