Nous commençons notre exploration du deuxième thème du BTS français sur la parole et la communication à l’heure d’Internet mais aussi avant, afin d’essayer de comprendre un peu comment nous en sommes arrivés à ce stade. Pour le premier article, nous avons le plaisir d’accueillir une contribution de Mme Nathalie Merlin, professeur de lettres

  1. Parole, échange, conversation

    1. 1. Origine du langage : exprimer des besoins ou des affects ?

Paroles, échanges de paroles sont conversations : vieux comme le monde humain est l’échange langagier, de sa version la plus noble qu’est le dialogue philosophique tourné vers la recherche de la vérité à son avatar le plus trivial de la discussion de comptoir où s’affrontent les opinions. Par(o)ler, converser ? Est-ce besoin basé sur des réalités matérielles ? Ou besoin fondé sur l’affectivité, et donc déjà marque de désir ? Dans la fable des origines de Rousseau qu’est la description d’un état de nature, l’individu parlerait au départ pour dire des sentiments, combler son besoin d’autre, et non pour acquérir des ressources.

 Chapitre II : Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins mais des passions

[…] On ne commença pas par raisonner mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parJJ Rousseauole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre et que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim ni la soif mais l’amour, la haine, la pitié, la colère qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes : voilà les anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques. Tout ceci n’est pas vrai sans distinction, mais j’y reviendrai ci-après.

Essai sur l’origine des langues, 1781 (posthume)

Chant plein d’émotion tourné vers autrui et qui appelerait en réponse un autre chant, ce duo formerait « conversation » pour Rousseau, qui s’oppose aux philosophes matérialistes de son temps. La question de l’origine du langage, qui ne peut reposer que sur des spéculations, a fini par être abandonnée par les philosophes. Par contre, langage et pensée ont été intimement liés : C’est dans les mots que nous pensons, dit Hegel.

                        1. 2. Au-delà de la sphère privée : parole et société

Echanger la parole est aussi nécessaire pour s’organiser en société, édicter la loi, et du coup mettre les « passions » individuelles de côté. Construire le « vivre ensemble », haut lieu de tensions, nécessite un échange patient fait d’écoute et de compromis. Avec Freud, on ne parle plus de « passions » mais de « pulsions ». La vie communautaire nécessite de s’opposer à leur puissance destructrice et donc de prendre conscience des conflits intérieurs qu’elles engendrent. C’est par le travail de la parole adressée au psychanalyste que l’inconscient recule et, du même coup, la civilisation avance.

  1. Paroles, échanges, conversations…

La problématique de la révolution numérique a-t-elle quelque chose à voir avec le pluriel que le titre de notre programme attribue aux « paroles », « échanges » et « conversations » ? Assurément le numérique est un facilitateur de paroles, un multiplicateur d’échanges, et il a modifié les règles d’une conversation érigée en art au XVIIème siècle.

Le mot « conversation », en latin,signifie « fréquentation, commerce, intimité », il est construit sur cum (avec) et versari (se tourner vers). Il a, dans l’histoire, oscillé entre le familier et le noble : on est passé du sens d’ « échange de propos familiers » à celui d’ « entretien savant » au XVIIème siècle. Ce dernier sens a même abouti, dans la langue spécialisée de la diplomatie, à la définition d’entretien à huit clos entre personnes responsables.

On a presque envie de penser que « la conversation » est sérieuselà où « les conversations » seraient plus futiles, qu’un rapport de cause à effet existerait entre la multiplication des échanges que permet le numérique et leur affreuse banalité d’où tout art voire toute morale seraient exclus. Les commentaires des lecteurs aux articles des journaux en ligne, qui sont pourtant soumis à modération, sont souvent très proches de l’invective quand les opinions ne peuvent s’accorder. Elles dessinent le triste tableau d’un espace où l’on s’affronte, sans respect mutuel et pour avoir le dernier mot, dans une discussion par laquelle la vérité n’a rien à gagner. Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la conversation, disait déjà La Rochefoucauld au XVIIème siècle, c’est que chacun songe plus à ce qu’il veut dire qu’à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté ; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre, et même de dire des choses inutiles.

  1. … et révolution numérique ?

Ici aussi, une notion est à interroger, celle de révolution. La possibilité d’échanger in absentia a été initiée par la lettre, seul moyen pendant longtemps du maintien du lien à distance. Le téléphone, inventé fin XIXème, a permis d’entendre la voix et de communiquer en temps réel. Avec le numérique, d’autres limites cèdent : la communication devient possible presque en tout lieu du monde dit civilisé, et à toute heure ; elle peut se faire à l’intérieur d’un groupe dont les membres ne se connaissent même pas mais qu’un intérêt a priori commun a fait se rencontrer sur la Toile. La métaphore de la toile, enchevêtrement ordonné de fils, est celle du texte, des mots tissés. Mais comment ne pas penser à la connotation négative du mot « toile », quand c’est l’araignée qui la tisse et qu’elle nous aliène en ses rêts ? Comment ne pas penser à la connotation négative du mot « révolution », quand les instigateurs sont dépassés ou évincés, les idéaux oubliés, et les libertés finalement bafouées ? Il y a, bien sûr, à aller au-delà du débat d’opinions, et à peser l’impact de ces nouvelles formes de communication hybrides, mélangeant l’oral et l’écrit, le privé et le public, la distance et la proximité, et dessinant une nouvelle sociabilité, qu’on peut qualifier de désincarnée mais qu’il reste à évaluer.

Nathalie Merlin

  • Pour l’étymologie et l’évolution sémantique des termes :

Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert

  • Ouvrages cités ou utilisés :

    • LA ROCHEFOUCAULD, Maximes et réflexions diverses, « De la conversation » (1769)

    • Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues (1781)

    • Sigmund FREUD, L’Avenir d’une illusion (1927)

Malaise dans la culture (1929)