J’aimerais, dans ce billet, vous donner envie de plonger dans la pensée de Bernard Stiegler qui est un des rares philosophes à interroger les rapports entre techniques et philosophie. Je me baserai, principalement sur un entretien qu’il a accordé aux animateurs de l’émission ‘place de la toile » sur France Culture. Bernard Stiegler dirige l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Georges-Pompidou. Xavier de la Porte, animateur de l’émission lui pose la question suivante : « quelles questions le numérique pose-t-il à la philosophie ? ». Bernard Stiegler démontre tout d’abord que la philosophie ne regarde pas beaucoup du côté des nouvelles technologies pour plusieurs raisons. Entre autres, elle est fondée sur un déni de technicité, bien que la technique représente le fondement de la philosophie. En effet, Socrate et Platon résistent et luttent contre l’émergence d’une technique tout à fait singulière pour l’époque : l’écriture. La technique est la condition pour penser l’écriture. Il cite André Leroi Gourhan, pour qui, ce qui caractérise la mémoire humaine est sa technicité. En effet, elle est extériorisée par l’écriture. La mémoire se différencie du cerveau dans le sens où le cerveau n’est qu’un lieu de passage de ce qui sera écrit hors du cerveau. L’écriture représente une forme spécifique de la technique comme le numérique une forme spécifique de l’écriture. En ce sens, la main construit le cerveau. Quand on fait quelque chose avec sa main, on crée des relations synaptiques dans le cerveau. On ne peut donc pas séparer la main du cerveau, ni la main de l’outil. Cette main se différencie de la patte car elle tient un outil. La main n’est plus vraiment une main, elle devient des doigts, elle devient digitale. L’écriture s’est technicisée, technologisée en devenant numérique. Comme tout technique; Socrate et Platon en proposent une lecture pharmacologique. L’écriture s’apparente à la fois à un remède et à un poison. Socrate admet que l’écriture permet l’extension de la mémoire, la transmission des savoirs. Sans écriture pas de cité grecque, pas de droit, pas de géométrie, ni d’histoire. L’écriture représente la base de la pensée rationnelle et logique. Mais d’un autre côté, on va utiliser l’écriture pour vendre du temps de cerveau disponible. Les sophistes ne se préoccupent plus de la vérité, ils veulent faire de l’écriture un moyen de pouvoir. Et on voit émerger notre rapport historique à la technique c’est à dire : le conflit entre savoir et pouvoir. Le Web comme l’écriture ont engendré un nouveau processus d’individualisation psychique et collectif. L’écriture et la cité grecque, l’internet créent des nouvelles façons d’être ensemble, des nouvelles relations entre les individus, entre ceux qui gouvernent et les citoyens qui émergent dans la Grèce antique. Avant, nous avions un pouvoir sacré indiscutable, une organisation hiératique et des individus qui se soumettaient. L’écriture va permettre à la société de critiquer ses règles en donnant naissance au doit qui va devenir public.   
Un peu plus loin dans l’entretien, Bernard Stiegler exhorte les philosophes à s’intéresser à ces questions vu l’importance des enjeux et ne pas laisser le champ libre aux théories post-humaines, trans-humaines. Ces théories sont technophiles. Elles pensent que tout va se résoudre par la technique. On pourra continuer à vivre après la mort grâce à Internet Bernard Stiegler demande aux philosophes de dépasser leur position technophobe et les invite à adopter un point de vue pharmacologique par rapport aux nouvelles technologies. Ainsi, on évitera de laisser les techniciens et les rois du marketing diriger le monde. D’autant plus qu’en France, la puissance publique laisse faire pour organiser ensuite. mais, cette position est tout à fait irresponsable car il sera trop tard. Bernard Stiegler ouvre quelques pistes de recherche : les data centers, les centres d’hébergement des données, les métadonnées qui permettent l’accès aux données, ces données qui décrivent les données; l’histoire médiatique des disciplines, l’histoire de la numérisation…
Pour en savoir, je vous renvoie au site de l’émission de France Culture « place de la toile ».
Pascal Broutin