hugoRapprochement étonnant entre Bernard Stiegler (voir notre précédent coup de cœur) et Victor Hugo, et hugo1pourtant ! Avant la relecture de « l’homme qui rit » que je vous proposerai bientôt, j’aimerais vous faire partager le chapitre 2 du livre cinquième de Notre-Dame de Paris. Il s’agit d’une parenthèse documentaire dont raffolait le roi des écrivains, en particulier dans « l’homme qui rit », d’ailleurs. Après avoir décrit Notre-Dame de Paris et Paris à l’époque de Louis XI, il propose une nouvelle parenthèse non fictionnelle qui a pour sujet la mort de l’architecture, assassinée par l’imprimerie. Le chapitre s’intitule « ceci tuera cela ». Tout d’abord, il s’excuse auprès des gentes dames pour l’arrêt de la narration : « nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l’archidiacre (Claude Frollo, en l’occurrence) : ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice » En tenant ses propos, Frollo désignait au roi Louis XI et à son médecin la cathédrale de Notre-Dame. Pour Hugo  cette pensée revêt deux faces. Tout d’abord, l’imprimerie va saper l’autorité de l’Église, symbolisée hugo2par Notre-Dame,  en permettant une circulation plus libre, plus rapide et à plus grande échelle des idées. « La presse tuera l’église ». Il ajoutera un peu plus tard la démocratie remplacera la théocratie. La deuxième idée plus profonde consiste à dire que « la pensée humaine en changeant de forme allait changer le mode d’expression, que l’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait plus de la même matière et de la même hugo3façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore ». La phrase de Frollo comportait un deuxième sens : « l’imprimerie tuera l’architecture ». L’empereur des écrivains part ensuite dans une lumineuse démonstration que je vous invite à lire dans son intégralité. En voici quelques extraits. « En effet, depuis l’origine des choses jusqu’au XVème siècle de l’ère chrétienne inclusivement, l’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme… Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs  du genre humain devint si lourd et si confus que la parole nue et volante, risqua d’en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument. » Hugo se plonge alors dans l’histoire de l’humanité en comparant l’architecture à un langage. Une pierre représente une lettre (dolmen Celtes). « Plus tard, on fit des mots. On superposa la pierre à la pierre, on accoupla ces syllabes de granit ». Le verbe essaya quelques combinaisons (dolmen, cromlech celtes, tumulus étrusque…) et fabriqua des mots, puis des phrases avec l’alignement de Karnac. « Enfin, on fit des livres. La pensée humaine débordait de tant de symboles et de croyances qu’il fut nécessaire de construire de grands monuments qui en réalité sont de grands livres : pyramides, temples… »L’idée mère, le verbe, n’était pas seulement au fond de tous ces édifices, mais encore dans la forme. le temple de Salomon, par exemple, n’était point seulement la reliure du livre saint, il était le livre saint lui même. Sur chacune de ses enceintes concentriques, les prêtres pouvaient lire le verbe traduit et manifesté aux yeux. ..Ainsi le verbe était enfermé dans l’édifice et son image était sur son enveloppe. ».. « Alors jusqu’à Guttenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle ». Hugo nous explique un peu plus tard les raisons de ce choix. l’architecture a été jusqu’au XVème siècle le registre principal de l’humanité :que dans cet intervalle il n’est apparu dans le monde une pensée qui ne soit faite édifice; que toute idée hugo5populaire comme toute loi religieuse a eu ses monuments; que le genre humain enfin n’a rien pensé d’important qu’il ne l’ait écrit en pierre. Et pourquoi ? c’est que toute pensée, soit religieuse, soit philosophique, est intéressée à se perpétuer; c’est que l’idée qui a remué une génération veut en remuer d’autres et laisser trace ». Mais l’édifice est paradoxalement plus fragile que le livre imprimé. En effet, les barbares, les turcs, les croisés ou l’incendie détruisent les édifices. « Sous la forme de l’imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais; elle est volatile, insaisissable, indestructible.  Elle se mêle à l’air. Du temps de l’architecture, elle se faisait montagne et s’emparait puissamment d’un siècle et d’un lieu. Maintenant, elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace… Elle passe de la durée à l’immortalité.  » De plus, le livre est plus commode et pratique : plus facile à transporter que le monument il requiert moins de main d’œuvre, de matières premières, de temps et d’argent. « Cependant, du moment où l’architecture n’est plus qu’un art comme un autre, dès qu’elle n’est plus l’art total, l’art souverain, l’art tyran, elle n’a plus la force de retenir les autres arts. Ils s’émancipent donc, brisent le joug de l’architecture et s’en vont chacun de leur côté… La sculpture devient statuaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique ». Hugo dit de manière poétique ce qu’énonce Stiegler de manière plus philosophique.Pour lire le texte dans son intégralité, allez comme d’habitude sur Gallica à l’adresse suivante :Gallica Notre Dame de Paris, il suffit ensuite de vous rendre à la page 93

Pascal Broutin