Martin Heidegger, Remarques sur art – sculpture – espace, traduction de l’allemand de Didier Franck, suivi de « Le séjour du corps » par D. Franck, Editions Payot § Rivages, 2009.
Ménager les lieux et les espace, c’est les habiter, c’est-à-dire les parcourir en marchant, s’y attarder ou les quitter ; ménager les choses, c’est les manier conformément à ce qu’elles sont, en prenant leur parti.
Didier FranckUn texte court qui avance sans précipitation mais avec une détermination évidente – ce qui ne surprendra pas les lecteurs coutumiers de Heidegger – des « remarques » qu’on est bien ici obligé de qualifier de profondes, au sujet de l’ « art », de la « sculpture » et, bien sûr, de l’ « espace », le tout servi par une langue d’une désarmante simplicité. Du pain béni (sans ironie aucune) particulièrement pour nos étudiant(e)s versé(e)s dans le design d’espace mais aussi pour celles et ceux qui s’occupent du design d’objet, sans omettre nos chers DSAA qui puiseront sans vergogne dans cette allocution, et dans la belle méditation de Didier Franck qui lui fait suite, de quoi alimenter leurs démarches conceptuelles.
A la question rebattue et difficile « Qu’est-ce donc que l’espace ? », Heidegger répond tranquillement : « l’espace espace. Espacer signifie : essarter, dégager, donner du champ-libre, de l’ouverture. » ; et de préciser : « Dans la mesure où l’espace espace, il libère le champ-libre et avec lui celui-ci offre la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions et des frontières, la possibilité des distances et des grandeurs. »[1] En quelques lignes, qu’il faudrait commenter (et illustrer) quasiment mot à mot, comme Heidegger l’a fait lui-même pour les « grands » auteurs de la tradition, est ramassée une bonne part de l’essentiel au sujet de l’espace. Le propos de Didier Franck au titre évocateur, « Le séjour du corps », permet de prolonger la réflexion en nous donnant les moyens d’articuler les attendus de la conférence de Heidegger avec la question inévitable qu’elle oblige à poser, celle de la relation de l’espace à l’homme, être dont l’incarnation n’a rien d’accidentelle. Si, demande D. Franck, « L’espace en tant qu’il espace ne va […] pas sans l’homme. Quelle est alors la relation du second au premier, sur quel mode la spatialité de l’homme s’accomplit-elle ? »[2] Cette « spatialité » ne peut s’accomplir que dans un mouvement qui porte le corps propre à un usage particulier des objets, ou plus exactement des choses à partir desquelles se déploie, se déplie un espace donnant alors un lieu qui en retour enveloppe en quelque sorte le très mal nommé « sujet » humain. On ne donne ici qu’une idée fort réduite de l’étude de D. Franck dont la densité, rendue notamment possible par une fréquentation de longue date de la pensée heideggérienne, réclame une contention qu’il ne sert à rien de dissimuler ; toutefois, une chose reste certaine à la lecture de cet inédit de Heidegger en langue française, à savoir que le verbe habiter prend à nouveau tout son sens.
Olivier Koettlitz
[1] Heidegger, Remarques sur art – sculpture – espace, p. 24.
[2] Ibid., p. 52.