La domination est une question récurrente et sans fin qu’on pose ou ne pose pas depuis la nuit des temps. C’est aussi une sorte de filtre qui peut expliquer les rapports sociaux à tous les niveaux. L’anthropologue Françoise Héritier essaye de comprendre, dans son livre Masculin/Féminin, publié chez Odile Jacob, pourquoi une hiérarchie s’est greffée sur la simple différence des sexes. Elle développe une réponse anthropologique en s’intéressant aux mythes des origines qui montrent que dans beaucoup de civilisations l’homme devait prendre possession du corps de la femme pour engendrer des garçons. Sinon, la femme enfentait seule des filles. Les hommes ont continué à exploiter le corps dans la prostitution et les tâches les moins valorisantes : tâches domestiques, l’eau, le bois… De plus, pour maintenir cette emprise sur le corps des femmes, ils les ont écartées de l’école, de l’accès au savoir et surtout au pouvoir. Ce système a perduré jusqu’à nos jours. Certes, la condition des femmes a évolué. Grâce à la contraception (loi Neuwirth 1967 sur le droit à la contraception, 1975 loi Veil sur l’IVG), la majorité des femmes occidentales ont repris le contrôle de leur fécondité. Les jeunes filles françaises vont toutes à l’école. Mais, elles demeurent toujours éloignées du pouvoir, malgré l’introduction de vrais faux quotas.On ne compte que 27 % de femmes députés, 25 % de sénatrices, une femme présidente de région, six femmes sont maires d’une ville de plus de 100 000 habitants, 8 femmes présidentes de conseils départementaux sur 100. Du côté de leur corps, elles continuent à subir des violences de toutes sortes. Selon le site Planetoscope, 9 femmes sont en moyenne victimes de viol toutes les heures, en France. Une toutes les 7 minutes, 75 000 depuis le début de la l’année.
Certes, le féminisme a récolté quelques victoires. Depuis 1965, les femmes peuvent gérer leurs biens propres (ouvrir un compte bancaire) et exercer une activité professionnelle sans le consentement de leur mari. Suppression de la notion de chef de famille pour les hommes dans le code civil en 1970 et loi Roudy sur l’égalité professionnelle entre les sexes en 1983… Mais, la loi ne suffit pas. Elle n’efface pas des siècles de patriarcat dans les mentalités. Comme le dit fort justement Simone de Beauvoir dans le deuxième sexe, « on ne naît pas femme on le devient ». Les femmes doivent demeurer discrètes, effacées. Ces petites avancées du féminisme se traduisent de plusieurs manières, parfois un peu étranges. Les hommes revêtent quelques habits de la séduction pour conserver leur pouvoir, soignent leur apparence, utilisent des parfums des désodorisants. La peur du féminisme a engendré la montée de certains fanatismes qui veulent sauver le patriarcat. Dans le film « iranien » de Mehran Tamadon, nous voyons bien que pour les imams, la ligne rouge c’est la femme. Les femmes doivent être voilées pour rétablir un certain équilibre. Pour eux, les hommes connaissent une plus forte libido, ils ne doivent pas être tentés.
Ce modèle de domination homme/femme peut être transféré dans d’autres situations : le rapport maître esclave, le rapport colonisateur colonisé. Domination du corps, pas d’accès au savoir ni surtout au pouvoir.
Danièle Linhart, sociologue du travail, applique ce modèle aux rapports des dirigeants d’entreprise avec leurs salariés, dans un livre qui s’intitule « la comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale ». L’ouvrage est publié aux éditions Erès. Elle montre comment Taylor nie volontairement l’expérience, le professionnalisme des ouvriers, pour les faire travailler de la manière la plus rentable et la plus efficace possible. Il rejette les règles du métier pour éviter que les ouvriers ne se ménagent. Avec Ford, Taylor décompose les métiers de manière scientifique en taches élémentaires. L’ouvrier n’a plus son mot à dire, il ne peut plus faire appel à son expertise, il devient enrégimenté, il ne peut plus intervenir dans l’organisation du travail. Le dirigeant prend le contrôle du corps de l’ouvrier sur la chaîne, j’espère que vous apprécierez la métaphore, nie son savoir et reprend tout le pouvoir. Dans le film « les temps modernes », Charlot représente bien cette déshumanisation du travail.
Pour Danièle Linhart, aujourd’hui, nous constatons, à l’inverse, une sur-humanisation du monde du travail. Mais, en définitif, cela revient au même. Les dirigeants, les ressources humaines s’intéressent aux salariés dans leur subjectivité, leurs affects, leurs capacités humaines. Par contre, ils dénient toujours leurs capacités, leurs compétences professionnelles. On ne parle plus de métier mais d’expérience dans les procédures d’embauche. Les employés aimeraient donner leur opinion par rapport à la définition et à la qualité de leur travail. Mais comme chez Taylor, on continue à leur imposer les critères et méthodes de travail, les plus adaptées à la rentabilité à court terme. Par contre, le manager moderne va s’intéresser à la périphérie du travail : la garde des enfants, le transport, la restauration, les lieux de sport et de détente au sein de l’entreprise, le voyage au bout du monde pour motiver les équipes. Il va prendre en charge la vie quotidienne et intime des personnes pour qu’elles arrivent disponibles, délestées des problèmes quotidiens et prêtes à accepter la manière et les conditions de travail du manager. Tout en veillant au bonheur et au bien être des salariés, il les dépossède à la fois de leur vie professionnelle mais aussi de leur vie privée. Dans le travail, le manager cherche à déstabiliser les salariés. En effet, il ne faut pas que les salariés se sentent trop à l’aise, qu’ils aient le sentiment de contrôler leur métier. On va les changer de poste pour les placer dans une situation permanente de désapprentissage et de réapprentissage. Le salarié est obligé de se raccrocher aux membres de la direction comme à une bouée de sauvetage. Cette dépossession de leur profession entraîne un mal être généralisé, une perte de sens par rapport au travail et à la vie privée. Les employés souffrent d’un manque de reconnaissance et parfois finissent par se suicider.
Pascal Broutin