a1Dominique Noguez, dans un article intitulé « le vilain petit cygne », publié dans un ouvrage intitulé « résister le prix du refus », publié chez Autrement s’intéresse aux résistances liées à la création. Vous trouverez une retranscription revisitée de son travail Dans une deuxième partie, je reviendrai sur la figure de l’artiste engagé.

 

La résistance est au cœur de la création :

Pour Platon, dans le Timée, Dieu lorsqu’il a tourné le monde comme un bon potier, a rencontré quelque chose qui lui a résisté. Il n’a pas réussi à créer son monde idéal. Le Temps a remplacé l’Éternité.

Dans d’autres mythologies, la création rencontre des résistances incarnées par des créatures monstrueuses. En Mésopotamie, le Dieu Marduk doit terrasser le monstre Tiamat.

 

Les résistances sont nombreuses pour l’artiste :

Créer c’est d’abord résister au plaisir de ne rien faire ou de faire autre chose. On peut vivre sans créer et même sans philosopher. Mais, on ne vit pas si bien comme le précisait le philosophe Vladimir Jankélévitch.

La création est un acte d’arrachement à deux tentations face au monde : l’indifférence et la fascination. L’indifférence conduit à la non création, à un désir du neutre. Pour le sage taoïste, tout est égal ; il bannit le désir de créer. De son côtéa2, la fascination, cette adhésion passionnée, conduit à la paralysie et donc au silence créatif.

On crée toujours contre quelque chose : c’est le voisin bruyant qui nous empêche de travailler, c’est la vie de famille, c’est dans une équipe de cinéma le cameraman qui n’est pas à la hauteur ; le producteur qui coupe le film, l’éditeur qui veut une fin différente… La censure voire l’autocensure.
Puis, le créateur fait face aux critiques et au public qui peuvent marquer leur absence et leur silence, de l’agressivité ou du mépris … L’indifférence conduit à l’invisibilité. Parfois l’enthousiasme peut s’avérer étouffant. Philippe Rey, auteur de bestsellers, a dû entreprendre une psychanalyse auprès de Lacan, pour surmonter l’enthousiasme du public, injustifié à ses yeux. Le créateur ressent toujours une certaine peur de décevoir le public qui nous encense. Ce qui est inévitable, dès lors que la création implique la non répétition, la surprise. Le créateur peut déconcerter son public. Il doit apprendre à résister au succès autant qu’à l’insuccès.

 

Créer pour résister ou résister en créant :

On peut résister en créant. Résister à la société injuste où l’on se sent mal et isolé, à ses conformismes.

On peut créer contre un père, une mère, sa famille ou pour un être inaccessible, contre le regard méprisant des autres.

Ou pour lutter contre la folie et la mort. On retrouve tout le bestiaire des créateurs : le mal aimé, le dissident, l’exilé, le pestiféré, l’enragé…

On peut hiérarchiser ces résistances :

l’acte de créer en tant que tel est déjà une résistance qu’importe le résultat. Importance de la distraction supérieure qu’elle offre et le monde imaginaire et parallèle qu’elle ouvre. Plus je fuis le monde moins je lui fais face. Plus j’y suis gauche a3plus il me rattrape et me broie. La résistance rend fragile.

On peut résister dans l’œuvre ou par l’œuvre. Une œuvre pamphlétaire, une peinture figurative est parfois moins efficace qu’une œuvre abstraite ou qui n’aborde pas le sujet dénoncé directement. Pour Paul Klee, plus le monde est épouvantable plus l’art se veut abstrait.

 

L’artiste engagé :

L’artiste engagé défend une cause politique morale ou religieuse, dans ses œuvres ou directement par des prises de parole écrites ou orales. Pour Sartre ou Camus, tout écrivain est engagé même s’il prétend le contraire dans la mesure où il est immergé dans son époque. Ils conçoivent l’art comme action ou praxis, selon l’expression de Jean-Paul Sartre. Pour lui, « l’écrivain engagé sait que la parole est action » et « l’écrivain doit s’engager tout entier dans ses ouvrages ». Pour Blaise Pascal, l’engagement n’est pas volontaire il est naturel « vous êtes embarqué ». Pour Sartre, « la littérature vous jette dans la bataille ; écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé ». Pour Camus, « embarqué me paraît plus juste qu’engagé, il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps, il doit s’y résigner ».

Mais lorsqu’un artiste prend fait et cause pour une idéologie, une morale, il renonce à la complexité et à l’exigence formelle qui doivent caractériser tout œuvre d’art. Littérature engagée ou « engagement littéraire ». Pour Roland Barthes l’art est condamné à un éternel va-et-vient entre engagement politique et l’art pour l’art, modèle éthique et modèle esthétique.

Certains œuvres dénoncent ouvertement les pouvoirs de leur temps : les lettres philosophiques de Voltaire, les châtiments de Victor Hugo, la peste d’Albert Camus, Guernica de Picasso.

La figure de l’écrivain engagé se confond souvent avec celle de l’intellectuel qui intervient dans le champ politique et social à partir de son statut d’écrivain ou d’artiste en général et non dans son activité d’écrivain. Généralement et a4caricaturalement, on fait remonter la naissance de l’intellectuel à Émile Zola et son fameux « j’accuse ».

 

Je terminerai en disant que pour créer et pour penser, c’est à ce qui nous ressemble que nous devons le plus résister ? Sans doute. Et d’abord à nous même. Le fameux mot de Gide : « l’art naît de contraintes, vit de lutte et meurt de liberté ». Il nous met en garde contre la facilité et la complaisance, contre le découragement et la peur du scandale. On s’écoute beaucoup trop. Gide se pose la question : « que se passera-t-il le jour où l’artiste n’aura plus à s’opposer à rien ? »

 

Pascal Broutin