a1On oppose régulièrement la soumission à la résistance. Le film d’Henri Verneuil I comme Icare avec Yves Montand fait référence aux expériences de Stanley Milgram. Le film tout comme le livre soumission à l’autorité montrent comment un individu peut se transformer en bourreau ordinaire. Jean Léon Beauvois, dans petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (1987), décrit une servitude volontaire qui s’opposerait à nos idéaux et illusions démocratiques.

Discours sur la servitude volontaire (1576) :

Il reprend ainsi le problème posé par Etienne de la Boétie dans le discours sur la servitude volontaire. Tout comme son contemporain Machiavel, il recherche à comprendre les rouages du pouvoira2. Il se demande pourquoi des hommes acceptent d’obéir à un maître qui peut s’avérer être un tyran. Il propose plusieurs pistes. L’habitude et la reproduction de la catégorie sociale de père en fils font croire aux hommes que leur condition de maître ou d’esclave est naturelle et qu’on n’y peut rien. Il décrit également quelques mécanismes d’assujettissement : l’admiration pour le chef mais aussi la résignation et la passivité. Comme Machiavel, il montre que le maître possède l’art de diviser pour mieux régner. Il multiplie les niveaux hiérarchiques, donne un peu de son pouvoir à ses courtisans.

Gustave Le Bon la psychologie des foules (1895) :

Gustave Le Bon montre à une époque où se multiplient les défilés, les manifestations organisés par les partis, l’église ou les syndicats, que, l’individu, sous l’emprise de la foule, perd le contrôle de lui-même. Le manifestant hypnotisé, subjugué, perd sa propre volonté.

Freud, dans psychologie des masses et analyse du moi (1921), complète les travaux de Le Bon, en reprenant les concepts de suggestion et d’hypnose collective. Il y associe le désir et la libido. Pour lui, les foules se soumettent aux dieux, aux idoles, aux groupes parce qu’elles partagent un amour commun pour un chef ou un idéal. Les racines de la soumission qu’on retrouve à l’église ou à l’armée s’apparentent à la soumission de l’enfant pour ses parents ou chez les amants. L’amour rend aveugle et cet ensorcellement fait perdre à l’individu son moi pour l’amener à l’autre. La psychologie de la soumission est une psychologie de l’amour. Cet amour s’apparente à celui du chien pour son maître, du croyant pour Dieu et même de l’esclave pour son maître.

La question de la Shoah ou la banalité du mal. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal par Hannah Arendt (1963) :

Comment des hommes ordinaires ont pu participé au génocide de 6 millions de juifs ?

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Eichmann pendant son procès à Jérusalem

Hannah Arendt va essayer de répondre à la question en suivant le procès Eichmann, un nazi, chargé de la déportation des juifs. Ce dernier ne cesse de répéter qu’il a obéi aux ordres. Sous l’influence de l’autorité légitime, on peut perdre son libre arbitre et en venir à commettre le pire. Hannah Arendt utilise l’expression de banalité du mal. La servitude peut transformer un individu en bourreau.

Pour l’historien Daniel Goldhagen, les allemands, dans leur grande majorité, peuvent être considérés comme les bourreaux volontaires d’Hitler. Soit ils ont laissé faire, soit ils sont été zélés. Certes, certains ont résisté et d’autres ont refusé d’obéir à certains ordres. Mais, ils sont très minoritaires.

Pour ces derniers, une morale transcenderait l’intérêt de la patrie. Ils seraient imperméables à la vengeance censée excuser ces viles actions. Ils disposeraient également d’une vie intérieure suffisamment riche pour distinguer le bien et le mal, le pour et le contre.

Soumission à l’autorité Stanley Milgram (université de Yale, expérimentation entre 1950 et 1963) :

A travers un dispositif expérimental très sophistiqué, qu’on peut observer dans le film d’Henri Verneuil I comme Icare (1979), l’équipe scientifique de Stanley Milgram a montré comment des personnes ordinaires peuvent accepter de supplicier des innocents.

Recrutés par petites annonces, des hommes acceptent de participer à une pseudo-recherche censée déterminer les effets d’une punition sur la mémorisation. Deux personnes : l’une moniteur l’autre élève. L’élève doit mémoriser une série d’adjectifs accolés à un nom (ciel bleu, pain frais…). Le moniteur interroge ensuite l’élève. A chaque erreur, il lui administre, sous le contrôle d’un des scientifiques, une décharge électrique qui augmente de 15 volts, après chaque mauvaise réponse. Les deux hommes ne se voient pas, mais s’entendent. L’apprenant pousse des cris de douleur. Quand l’enseignant hésite, un expérimentateur en blouse blanche, garant de la scientificité de la procédure, l’exhorte à poursuivre. En réalité, les choses sont factices ; les cris sont préenregistrés. Les résultats sont édifiants : aucun sujet ne s’est arrêté avant 300 volts et les deux tiers sont allés jusque 450 volts. Milgram mènera l’expérience sur plus d’un millier de sujets, hommes, femmes, d’origines diverses. Toutes ces personnes acceptent cette pratique parce qu’ils se sentent couverts par une autorité jugée crédible. Tout désaccord entre 2 scientifiques faisait, d’ailleurs, arrêter aussitôt l’expérimentation.

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Patricia Hearst

Philip Zimbardo, université de Stanford, mène une expérience similaire. Il prévoit d’enfermer pendant deux semaines des étudiants adoptant le rôle de prisonniers ou de matons dans une prison fictive. L’expérience vire au cauchemar et doit s’arrêter au bout d’une semaine. En effet, les faux gardiens se métamorphosaient en de véritables pervers enragés.

La soumission de la victime à son bourreau : le syndrome de Stockholm.

La peur et la menace suffisent-elles à expliquer la soumission de la victime à son bourreau. Suite à un braquage d’une banque à Stockholm, des clients, retenus en otage, prennent fait et cause pour les gangsters, sans manipulation de ces derniers. Le cas le plus célèbre est peut être celui de Patricia Hearst, fille du magnat de la presse William Randolph Hearst, enlevée par un groupe d’extrême gauche. Elle adhère à la bande, braque des banques, dénonce sa riche famille, participe à des prises d’otages… La psychanalyse reconnaît dans ce syndrome un mécanisme de défense. Le confinement crée une sorte d’intimité, aboutissant à une forme de dépendance. De son côté, le syndrome de Lima voit le preneur d’otage libérer sa victime sans contre-partie.

Le déclin de l’autorité :

Qu’en est-il aujourd’hui ? De nombreux politiques accusent Mai 1968 d’avoir affaibli l’autorité. La chute de l’autorité des parents, des enseignants, la fin du service militaire, la démocratisation de la société et des entreprises ont sapé les fondements de la hiérarchie. On pourrait croire que les servitudes volontaires auraient disparu mais en fait elles prennent d’autres formes. Certaines femmes portent le voile et acceptent librement de se soumettre à un rite religieux. Des femmes et des hommes se soumettent à des régimes drastiques pour se conformer à un standard physique. La hiérarchie dans l’entreprise a laissé place à l’autonomie, à la responsabilité des cadres et des employés. Les salariés seraient les victimes consentantes de leur propre exploitation. Dans extension du domaine de la manipulation (2008), le philosophe Michela Marzano montre comment les entreprises ont supprimé la domination hiérarchique au profit d’une domination invisible. Les salariés en quête d’autonomie, de responsabilité et d’épanouissement seraient devenues les victimes consentantes d’une nouvelle servitude, d’une autoservitude. Yves Charles Zarka, philosophe, écrit dans critique des nouvelles servitudes que « la figure du maître a changé : ce n’est plus un maître personnel, un tyran qui tiendrait sous son pouvoir une multitude effrayée, mais un maître anonyme, sans visage, sans nom propre qui par de nouvelles voies ( processus, consensus, production d’idéaux et de croyances…) instaure une domination d’un nouveau genre et de nouvelles servitudes ». Une sorte de théorie du complot qui dirait qu’un maître anonyme, tapi dans l’ombre tirerait les ficelles de nos comportements. La norme, la bienséance guideraient nos actes plus que la loi.

Pascal Broutin