a1Édouard Louis publie aux éditions du Seuil qui a tué mon père, sans point d’interrogation. Dans ce livre, il nous dresse le portrait de son père, à l’occasion d’un retour après une longue absence, un long silence. Cette parenthèse s’explique par la distance de classe qui s’est installée entre Édouard, brillant normalien, écrivain, vivant à Paris et le reste de sa famille en général et son père en particulier, ouvrier, vivant dans un petit village des Hauts de France. Le fils découvre un corps prématurément vieilli, plus proche de la mort que de la vie. A partir de cette image, il remonte dans le passé pour essayer de comprendre les circonstances de ce dépérissement : l’usure du corps à l’usine, l’accident de travail, l’exclusion sociale, l’invisibilité de classe.

La mort du corps :

A travers cet écrit qui mélange portrait littéraire et essai sociologique, Édouard Louis rend hommage aux invisibles qui permettent à la Bourgeoisie de tout posséder. Ces petites mains sont au service des classes dominantes et possédantes. Pour Bourdieu, on enlève tout aux classes populaires : l’accès à la culture, à l’argent, à l’éducation. La seule chose qu’on leur laisse c’est leur corps, leur force de travail au service des dominants. D’ailleurs , on voit que son père ne peut construire une idéologie qu’autour de ce corps, sa seule possession. Cette idéologie s’appelle la masculinité : être un homme, refuser de faire des études, se battre entre dominés, boire, faire bonne chair, être misogyne, mais avoir aussi un avenir relativement fermé, mourir prématurément… L’identité de classe est une identité sexuelle. La lutte des classes s’apparente une lutte du genre. L’homme des classes populaires s’oppose à l’homme bourgeois efféminé qui mange des petits plats, qui croise les jambes.Cette idéologie paternelle provoquera de nombreux conflits avec son fils qui fait des études brillantes, aime danser et est par dessus tout homosexuel. Ce livre est d’autant plus poignant que le fils découvre un corps détruit, seule possession de son père.

Le responsable : la Politique

Édouard Louis recherche aussi des explications à la mort symbolique du père. A la fin du livre, l’auteur nomme successivement les différents hommes politiques qui se sont succédé aux affaires. La politique touche de plein fouet les catégories populaires. Le passage du RMI au RSA bouleverse la vie de son père, la baisse des APL de 5€ représenterait 2 repas, composés de pâtes et de sauce tomate dans sa famille. Les bourgeois ne sont pas affectés par la politique. Le fait d’avoir du capital social, du capital culturel, économique protège des effets de la politique. Ils peuvent même aller ailleurs si ils ne sont pas satisfaits du gouvernement. Les ouvriers, mécontents, ne peuvent généralement pas quitter le petit équilibre qu’ils ont péniblement construit dans leur petite ville de province. Les véritables cibles des politiciens apparaissent être les dominés, les stigmatisés, qu’on traite de fainéants, de privilégiés même parfois. Les hommes politiques et la méritocratie bourgeoise distinguent les bons des mauvais. il faut que les gens soient bons, le mérite pour qu’on se batte pour eux. E. Louis se moque qu’ils soient gentils ou pas. Il a envie de se battre contre des conditions objectives de pauvreté, de domination et d’exclusion. La politique crée une véitable frontière entre les gens que la société tue et ceux que la société protège.

La littérature de confrontation :

Dans ce livre, l’auteur veut, comme le dit si bien Annie Ernaux, « venger sa race ». Il s’adresse à la Bourgeoisie, qui lit et qui le lira peut être. Il sait que celle-ci se contrefout des classes populaires qu’elle sait manier, comme disait Camus, la charité mais pas la générosité. La question principale qui demeure est la réception de ce livre par les classes dominantes. Est-ce qu’Édouard Louis réussira à ce que la personne qui le lira se confrontera à ce qu’il voulait dire, ou cherchera quelques échappatoires : c’est caricatural, exagéré, facile, rires, mépris. Il développe comme d’autres avant lui une littérature de confrontation et non plus d’engagement. Le terme qui renvoie à Jean-Paul Sartre dans les années 50 est dépassé. Comme Toni Morrison ou James Badwin qui ont confronté la situation de leur race à celle des blancs, l’auteur confronte la situation des pauvres, femmes, gays, trans, habitants de banlieue, noirs, migrants etc à celle des blancs des classes moyennes et supérieures.

A la fois, il leur donne la parole, mais il va à l’encontre des images d’Épinal véhiculées par des écrivains qui ne connaissent pas ce milieu mais qui en dressent un portrait trompeur : Le PCF, Jean Genet ou Pasolini parlaient dans les années 50 d’ouvriers authentiques face à des bourgeois hypocrites, les bons vivants, la solidarité. 60% des gens du village votent FN et revendiquent donc une solidarité mais entre blancs. Peu de livres et films parlent des pauvres et quand ils en parlent, ils en parlent mal. Une mauvaise image ne permet pas aux pauvres d’exister.

Créer une littérature de confrontation est une question formelle. Comment trouver une forme pour empêcher les gens de tourner le regard. Dans nos vies on met en place beaucoup de stratégies pour ne pas être confronté à la réalité, au monde, à la violence sociale.

Répondre à l’exigence du feu comme le dit Baldwin et non de la littérature.. Baldwin fait une littérature qui est toujours confrontée au monde, ouverte au monde et qui se laisse remettre en question par le monde. Quand Édouard Louis voit la violence raciste, homophobe, des migrants, des classes populaires, il ne peut pas comprendre que 90% de la littérature parle des petits problèmes de la bourgeoisie. Comment autant de livres peuvent-ils être si loin de la réalité ?

Quelques extraits :

p.35 « Dans son livre l’être et le néant, Jean-Paul Sartre s’interroge sur les rapports entre l’être et ses actes. Sommes-nous définis par ce que nous faisons ? Notre être est-il défini par ce que nous entreprenons ? La femme et l’homme sont-ils ce qu’ils font, ou est-ce qu’il existe une différence, un écart entre la vérité de notre personne et nos actes ? Ta vie [celle de son père] prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que nous n’avons pas fait, parce que le monde ou la société nous en a empêchés. Parce que ce que Didier Eribon appelle des verdicts se sont abattus sur nous , gay, trans,femme, noir, pauvre, et qu’ils nous ont rendu certaines vies, certaines expériences, certains rêves inaccessibles. »

p.38 « tu avais honte parce que je te confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avais exclu, qui n’avait pas voulu de toi. Où est l’histoire ?L’histoire qu’on enseignait à l’école n’était pas ton histoire à toi. On nous apprenait l’histoire du monde et tu étais tenu à l’écart du monde.

p.52 « Les autres, le monde, la justice n’arrêtent pas de nous venger sans se rendre compte que leur vengeance ne nous aide pas mais nous détruit. Ils pensent nous sauver avec leur vengeance mais ils nous détruisent »

p.73 « L’ennui a pris toute la place dans ta vie. Je te regardais et j’apprenais à voir que l’ennui est ce qui peut arriver de pire. Même dans les camps de concentration, on pouvait s’ennuyer.