J’aimerais saluer une pièce de théâtre qui m’habite dans mon quotidien. Il s’agit de « Oh les beaux jours » de Samuel Beckett, écrite en 1961 en anglais et traduite en français en 1963. Loin d’être une pièce tragique, j’essaierais de montrer en quoi elle est lumineuse et qu’elle nous aide à vivre. Les propos de Gabriel Dufay vont dans le même sens.a2

Le titre :

Titre sans point d’exclamation. Le titre fait référence au poème de Verlaine qui clôt de manière macabre les fêtes galantes :

le colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne ?
- Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible.

- Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
- L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.a4

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Paul Verlaine, Fêtes galantes

Nous pouvons faire facilement des parallèles entre le poème et la pièce de Beckett : le décor fantomatique du poème rappelle le décor post-apocalyptique de la pièce. Dans le premier cas, nous nous situons dans un désert glacé, dans le deuxième un désert brûlant.

Verlaine comme Beckett instaurent un faux dialogue entre des personnages qui n’ont plus rien à échanger, en apparence.

Les deux personnages du poème n’ont pas d’identité et ne sont que des formes décrites au travers de ce qui suggère leur réduction à l’état de spectres ; même chose pour Winnie et Willie. Les didascalies du début de la pièce indique que Winnie a « la cinquantaine, de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette, bras et épaules nus, corsage très décolleté, poitrine plantureuse, collier de perles ». Nous n’apprendrons rien de leur passé, sauf qu’ils formaient apparemment un couple.

Résumé de la pièce :

Acte I : au début de la pièce, Winnie est à moitié enterrée dans un gros mamelon, avec un sac à main à sa gauche, et une ombrelle à sa droite. Willie est caché derrière le mamelon et dort. Une sonnerie se fait entendre et après un certain temps, Winnie se met à parler. Elle prie et se parle à elle-même avant de tenter de réveiller Willie sans succès. Puis elle examine ses dents ainsi que la brosse à dents qu’elle sort de son sac. Elle manipule ensuite les objets tout en continuant son monologue : lunettes, mouchoir, et à nouveau la brosse à dents. Puis, avec l’ombrelle, elle frappe Willie pour le réveiller, avant de fouiller dans son sac. Cette fois-ci, elle en sort un revolver et un flacon pour retrouver entrain et appétit : elle range le premier après l’avoir brièvement baisé et vide d’une traite le second. C’est alors que Willie apparaît en partie seulement et lit le journal. Pendant ce temps, Winnie examine plus attentivement sa brosse à dents avant de passer à une carte postale que Willie possédait. Puis elle évoque la difficulté de « tirer sa journée », c’est-à-dire de l’occuper, seule dans le désert. Puis, elle ordonne à Willie de rentrer « dans son trou ». Winnie entame alors un long monologue sur ce qu’elle doit faire à présent. Après avoir examiné à nouveau le revolver, elle s’adresse à Willie. Puis elle retourne à son monologue sur la vacuité de la vie tout en tenant l’ombrelle. De temps à autres, elle s’adresse encore à Willie pour constater l’absence de réponse tout en affirmant la répétition d’un monde sans avenir différent du passé. Une musique se fait entendre, mais se tait rapidement pour laisser place à la voix de Willie pour la plus grande joie de Winnie. Mais il s’arrête aussi. Alors la lamentation de Winnie reprend à son propre égard : « Chante maintenant, Winnie, chante ta chanson, il n’y a plus que ça à faire ». Puis, elle se lime les ongles en s’interrogeant sur l’identité d’un certain « Piper ». Peu à peu, elle range les affaires en attendant la sonnerie qui marquera la fin de la journée et donc de sa souffrance. Elle s’attarde sur le dernier objet : la brosse à dents. Willie disparaît peu à peu tandis qu’elle lui demande la signification du mot « porc ». La voix de Willie scande par des formules journalistiques la litanie de Winnie : « Prie ta vieille prière, Winnie ».

Acte II : la disposition des scènes est la même qu’au premier acte si ce n’est que Winnie est enterrée jusqu’au cou et que le revolver apparaît clairement cette fois-ci. La sonnerie retentit à nouveau. Winnie entame son monologue ponctué par un jeu de sourires. Mais elle ne prie pas. Elle s’adresse à Willie qui ne répond pas. Elle s’interroge sur son identité, sur celle de son environnement, sur celle de Willie avant de jouer avec son visage. Mais au moment où elle ferme les yeux, une sonnerie retentit pour les lui rouvrir. Elle se réjouit des bruits qui l’entourent : « Je les bénis les bruits, ils m’aident à … tirer ma journée ». Le monologue se poursuit avec des souvenirs épars avant une nouvelle adresse à Willie. Winnie se préoccupe ensuite du temps, du moment où elle pourra chanter sa chanson. Peu à peu, son monologue se découd avant de devenir plus expressif et violent. Après une nouvelle interrogation sur le temps, elle remarque qu’elle a mal. C’est alors que Willie sort de derrière le mamelon pour s’avancer sur le devant de la scène, ce qui met Winnie en joie . Mais celui-ci reste silencieux. Il grimpe sur le mamelon et Winnie continue à lui parler sans succès. Il finit par tomber du mamelon, et malgré les exhortations de Winnie, il reste en bas. Il articule tout de même une syllabe, balbutiement du prénom de Winnie : « Win » (victoire), ce qui réjouit Winnie qui chante sa chanson. (source wikipédia)

Le personnage de Winnie : extraits de l’émission de France Culture « personnages en personne » de Charles Dantzig avec Gabriel Dufay, acteur et metteur en scène :

Un théâtre proche de la vie et de la légèreté :

Dans cette émission, les deux intervenants reviennent sur l’intérêt de cette pièce et sur le théâtre de Beckett en général.

Une fois encore, l’auteur met en scène un duo ; dans fin de partie ou en attendant Godot, nous nous confrontions à plusieurs duos.

Souvent, le théâtre de Beckett a été associé au néant et à la noirceur. Pour Gabriel Dufay, il n’en est rien. Certes, Beckett reprend en partie les pensées de Pascal mais pour les faire jouer par des clowns ; Dans oh les beaux jours, Beckett oppose le décor post-apocalyptique au sourire, à la grâce et à la légèreté de Winnie. Certes, Winnie s’enlise petit à petit (jusqu’à la poitrine acte I et au cou acte II) mais en même temps on a l’impression qu’elle pourrait s’envoler avec son ombrelle, telle Mary Poppins. Dufay place davantage l’auteur du côté de la vie et de la légèreté. La pièce commence et se clôt par un sourire.

Un théâtre qui n’est pas absurde :

Martin Esslin, dans le théâtre de l’absurde, regroupe un certain nombre d’auteurs comme Beckett, Ionesco et Adamov. On peut déjà noter que le mot « absurde » n’apparaît pas une seule fois dans son théâtre. Beckett produit un théâtre en quête de sens et non un théâtre de non sens. Un théâtre en constant questionnement. L’expression « théâtre de l’absurde » a tendance à momifier son œuvre. Comme le prouverons par la suite, il serait réducteur de dire que son théâtre est absurde, noir et tragique, métaphysique ou philosophique. Gabriel Dufay emploie le terme de « lumineux » pour le décrire. Il est riche de lumière

Un monologue avec les objets :

Winnie possède un sac qui contient 14 objets : un réveil, une brosse à dents, un tube de dentifrice, un miroir de poche, un mouchoir, une flasque avec un liquide, un rouge à lèvres, une boîte à musique qui joue un extrait de la veuve joyeuse, une loupe, une toque, un peigne, une brosse, une lime à ongles et un revolver qu’elle surnomme Brownie qu’elle tutoie : « encore toi, vieux brownie ». Dans l’acte I, elle dialogue avec ses objets tout autant qu’avec Willie, qui se terre derrière un mamelon, qu’on voit surtout à travers les paroles de Winnie. Ces objets ont leur vie propre ce qui donne une dimension poétique à ces passages. Nous pensons bien sûr au travail de Francis Ponge dans son recueil : le part pris des choses.

a1L’enlisement de Winnie :

Beckett utilise une image forte qui lui servira de dispositif et de décor pour sa pièce : une photographie d’Angus McBean (1904,1990), photographe galloise, qui a photographié l’actrice Frances Day, en 1938 dans un panier au milieu d’un désert.

L’importance des didascalies :

Elles sont nombreuses et précises. On pourrait écrire un texte entier rien qu’avec les didascalies. Par contre, les dialogues ne comportent pas de gras, il sont sculptés à l’os. Les didascalies sont très contraignantes. Elles concernent les gestes, les mouvements du corps et des yeux en particulier, les pauses, les intentions (les émotions, le sourire de Winnie). Beckett était très exigeant par rapport aux acteurs. Pourtant, il disait en 1961 : « je sais que les créatures sont supposées avoir aucun secret pour leur créateur, mais, je crains que les miennes n’aient presque que ça ». Il exigeait de Winnie un ton neutre. Tout de même, elle devait incarner le combat entre la lumière et l’obscurité, l’enlisement et la légèreté, le temps qui passe et le retour de l’enfance. Madeleine Renaud qui a joué la pièce pendant 25 ans, a fait preuve d’une grande sobriété dans son interprétation.

Besoin de communiquer :

A plusieurs reprises, Winnie déclare qu’elle a besoin d’un interlocuteur : Willie, les objets, les anciens ( 6 fois, elle utilisera l’expression « vieux style »). « les mots vous lâchent par moment. Même les mots vous lâchent par moment ». même si Willie disparaît, elle aura besoin d’un interlocuteur, d’être entendue. Elle a peur qu’il parte ou sombre dans le coma. « Et puis d’autres sans doute d’autres temps où je devrais apprendre à parler toute seule. Chose que je n’ai jamais pu supporter dans un tel désert ». Certes Beckett est conscient des limites du langage, mais heureusement que les mots sont là. Les mots menacent de s’enfuir. Que restera-t-il quand il n’y aura plus les mots qui nous aident. Beckett sauve la beauté : il croit dans le fait de dire les choses et de dire la beauté. Dans l’acte II, Winnie, ensevelie jusqu’au cou, perd l’usage des bras. Il ne lui reste que la parole. Et, elle sait que si elle continue à s’enliser, elle perdra cette usage et mourra ; pas de faim, ni de soif mais de manque de paroles, de l’impossibilité de dire.

Une histoire d’amour :

Winnie représente une femme combattante, gagnante, lumineuse. La lumière qui émane d’elle s’oppose à la noirceur dont on a voulu affubler la pièce. Elle s’obstine à vivre à prendre soin d’elle, à aimer, malgré la déprime, l’enlisement, la tristesse dans laquelle elle se trouve. Elle est contrainte dans une immobilité totale qu’elle doit combattre avec le sourire. En cela, elle nous donne une belle leçon. C’est la première fois que Beckett donne un rôle si important à une femme. Tout au long de la pièce, elle montre son attachement à Willie. La nostalgie occupe une place centrale dans la pièce. Les protagonistes se méfient et- luttent contre cette nostalgie. Il ne s’agit pas de complaisance mais de nostalgie positive. Jean-Louis Barrault qualifiait Winnie de « damnée de l’espérance ». « ça me rappelle le printemps où tu venais me geindre ton amour ». Willie disparaît pendant l’acte II. Winnie s’inquiète : où est-il ? Est-il mort ? Puis, il revient à la fin de la pièce, il a quitté son trou, il essaie de la toucher. En tout cas, il la touche de son regard. « allons mon coeur du nerf, vas-y, je t’applaudirai[…] Tu voulais me toucher…le visage…encore une fois ? C’est un baiser que tu vises, Willie, ou c’est autre chose ? Il fut une époque où j’aurais pu te donner un coup de main. Puis, Willie prononce « Win »… Ils se regardent. Le final est lumineux malgré la tragédie de la situation. On a l’impression d’avoir affaire à une représentation du bonheur absolu.

Winnie nous apprend à nous émerveiller sur fond de guerre. Elle nous apprend l’obstination à vivre, à persévérer et à voir la lumière en dépit des ténèbres de notre monde contemporain. Einstein disait : « celui qui a perdu sa capacité de s’émerveiller a perdu sa capacité à vivre ». Winnie nous montre que les choses sont importantes mais pas sérieuses et qu’il faut tirer notre vie du côté de la comédie net non de la tragédie.

Je vous invite à voir la mise en scène de Roger Blin, avec Madeleine Renaud et de lire la pièce, disponible au CDI pour se rendre compte de la richesse des didascalies

Pascal Broutin